X
UN AUTRE PAVILLON

— Parés aux postes de combat, commandant, dit Herrick, qui dévisageait nerveusement Bolitho.

Bolitho balayait lentement de sa longue-vue l’avant du navire, essayant de voir la côte, au delà du réseau serré des étais et des haubans. À cause de la réverbération qui filtrait à travers la brume matinale, il était impossible de fixer un amer ou de prendre un relèvement précis.

— C’est trop long, monsieur Herrick, répondit-il. Je veux que nous y arrivions en douze minutes.

Il ne disait cela que pour se donner un peu de temps afin de rassembler ses pensées.

Le grondement lointain du canon s’était tu, après une bonne douzaine de détonations, sèches et brèves en dépit de la distance : il s’agissait probablement de pièces de petit calibre. Déplaçant son instrument vers la droite, Bolitho découvrit la langue de terre qui s’avançait parallèlement à leur lente approche : c’était le rivage est de la baie de Pendang. Aucun doute n’était plus permis.

Une forme sombre entra dans son champ de vision : le brick gîtait doucement sous l’effet de la faible brise. Sur ses vergues, s’agitaient de minuscules silhouettes qui achevaient de ferler les voiles. Un immense pavillon espagnol avait été hissé à la corne d’artimon, éblouissant de blancheur ; Bolitho trouva le temps de se demander quelles pouvaient être les réactions du capitaine de la Rosalind devant la façon qu’avait Puigserver d’étaler ainsi son orgueil national.

Pensant tout haut, sans réfléchir, il lança :

— J’aurais voulu avoir l’Espagnol à bord avec nous. Je pense que nous aurions besoin de coordonner nos idées et nos actions.

— Inutile, grogna Conway. Le navire de guerre, c’est le nôtre, Bolitho. Je ne veux pas d’un fichu Espagnol dans mes jambes aujourd’hui.

— Que pensez-vous de cette canonnade, commandant ? demanda doucement Herrick.

Bolitho secoua la tête :

— Peut-être une attaque contre le comptoir. Mais j’ai l’impression que la place est bien défendue…

— Toute cette agitation, interrompit brutalement Conway, pour quelques fichus sauvages !

Herrick, qui se tenait aux côtés de Mudge, lui souffla :

— Exactement ce qu’aurait dit feu le commandant Cook !

Bolitho se tourna vivement :

— N’avez-vous rien d’autre à faire que des commentaires stupides ?

Il se retourna de nouveau :

— Envoyez immédiatement deux bons sondeurs dans les porte-haubans. Commencez à sonder.

Et à l’adresse de Mudge :

— Laissez porter un quart.

L’impatience qui perçait dans le ton de sa voix eut un effet immédiat : quelques secondes plus tôt, les hommes bavardaient encore, s’interrogeant en vain sur ce qui pouvait se passer à terre ; à présent, ils se montraient silencieux et vigilants, groupés autour de leurs canons, ou des drisses et des bras, dans l’attente des ordres.

La roue grinça bruyamment dans ce soudain silence ; le timonier annonça :

— Nord-est-quart-nord, commandant.

— Fort bien.

Bolitho, glissant un regard oblique vers le profil de Conway, remarqua la froideur attentive de son regard.

De l’avant, vint l’annonce du sondeur :

— Pas de fond, commandant !

Bolitho regarda Mudge, mais le lourd visage du quartier-maître restait impassible. Il pensait probablement que c’était perdre son temps que de chercher à connaître le brassiage. La carte et toutes les informations disponibles indiquaient que l’eau était profonde jusqu’à une encablure du bord environ. Peut-être se disait-il que le commandant était trop nerveux pour rien laisser au hasard. Une autre détonation se fit entendre sur la côte voilée de brume, dont les échos s’estompèrent progressivement.

Bolitho tira sa nouvelle montre : à cette vitesse, il faudrait encore une heure avant de mouiller. Mais il n’y pouvait rien.

— Pas de fond, commandant !

— Envoyez-moi le capitaine Bellairs, dit-il. Je veux un groupe de débarquement complet. Dites à M. Davy de préparer les embarcations, qu’on les affale à peine l’ancre mouillée. Je descendrai à terre le premier.

Conway commenta brièvement :

— Il paraît que c’est une bonne plage. Le comptoir et le fort sont sur les pentes, du côté ouest de la baie.

Herrick revint vers l’arrière et toucha son chapeau :

— Dois-je donner ordre de charger les pièces, commandant ?

Il avait l’air sur ses gardes.

— Pas encore, monsieur Herrick.

Bolitho braqua sa longue-vue au-dessus de la joue bâbord. Le comptoir et le fort paraissaient encore totalement irréels. On ne voyait que la silhouette verte et floue d’un pays qui semblait parfaitement désert.

Il entendit le sergent des fusiliers marins beugler ses ordres, et le martèlement des bottes : on divisait et subdivisait les hommes afin qu’ils fussent prêts à débarquer. Bellairs les observait du passavant tribord, totalement impassible, mais à ses yeux n’échappait aucun détail.

— Je tiens le fond à vingt brasses ! clama triomphalement le sondeur.

Mudge approuva d’un air maussade :

— C’est à peu près ça. Environ vingt brasses par ici.

Une nuée de petits oiseaux se précipita au ras de l’eau ; on eût dit des flèches qui tournoyaient autour des vergues brassées en pointe. Bolitho songea aux martinets qui volaient autour de sa maison de pierre grise à Falmouth. Il devait faire beau là-bas, aujourd’hui : du soleil et des couleurs vives, des collines grêlées de moutons et de bestiaux. La ville elle-même devait bourdonner d’activité, avec ses fermiers et ses marins qui dépendaient depuis toujours les uns des autres.

Il vit Herrick, près de lui, et lui dit doucement :

— Excusez mon coup de colère.

— Cela ne fait rien, commandant, répondit Herrick en souriant. Vous aviez raison. Nous nous sommes déjà fait surprendre depuis notre départ. Les dangers ne vont pas nous épargner simplement parce que nous les ignorons.

— La Rosalind largue de nouveau sa misaine, commandant !

Il se retourna et vit le brick prendre de la gîte et de l’erre.

Conway eut un grondement féroce :

— Par le ciel, l’Espagnol a l’intention de descendre à terre avant nous !

— C’est son droit, commandant.

Bolitho braqua sa longue-vue vers l’autre navire, et vit que toutes les silhouettes s’agitaient, tant sur le pont que dans le gréement, sous la blancheur éclatante du pavillon dont le blason couronné étincelait au soleil.

— Ce territoire est encore possession de la Compagnie royale d’Espagne, jusqu’à convention contraire.

Conway se renfrogna :

— Ce n’est qu’une simple formalité.

Il foudroya Bolitho du regard :

— Tirez un coup de semonce, commandant !

Bolitho regarda Herrick :

— Faites donner ordre à l’avant, un boulet. Mais veillez à ce qu’il tombe loin devant le brick.

Le sondeur annonça de nouveau :

— Le fond à dix-huit brasses !

Bolitho ferma ses oreilles au grincement de l’affût tandis que l’on mettait en batterie la pièce de douze la plus à l’avant. Le chef de pièce se penchait près de la bouche, un rayon de soleil le frappa et Bolitho vit qu’une de ses mains était remplacée par un crochet de métal : c’était Turpin.

— Pièce de chasse en batterie, commandant.

— Eh bien, quand vous voudrez.

Le canon fit feu et, quelques secondes plus tard, une fine gerbe d’eau s’éleva comme une plume bien à l’avant du beaupré du brick.

— Ainsi, commandant, ils seront prévenus de notre arrivée, dit Bolitho.

— Sauvages ! lança sèchement Conway. Je tirerai bientôt cette petite affaire au clair.

Bolitho soupira en voyant que le brick laissait porter légèrement et carguait déjà sa misaine en réponse à son signal comminatoire. La perspective de voir un brick médiocrement armé s’interposer entre l’ennemi et sa propre artillerie lui était insupportable. De surcroît, c’est à bord de la Rosalind qu’elle se trouvait.

Il se tourna vivement, furieux contre lui-même d’avoir laissé ses pensées lui échapper. Il avait besoin pour l’instant de toute sa clarté d’esprit, il devait se montrer vif, tranchant comme l’acier.

— Monsieur Mudge, est-ce que vous savez autre chose sur cet endroit, à part ce que vous m’en avez déjà dit ?

Le quartier-maître haussa les épaules :

— Bien peu de gens ont vu l’intérieur, commandant. Il paraît qu’il y a beaucoup de chasseurs de tête, des tribus guerrières. Mais ces indigènes sont souvent des marins, des pirates du nord de Bornéo. Des Dyaks de la mer, comme on les appelle. Plus d’un bon navire à l’ancre a été pris à l’abordage par ces démons.

Il branla ses fanons :

— Alors, ils font couic ! couic ! avec leurs longs couteaux, et adieu pauvre matelot !

À ce moment, un homme qui se trouvait près d’une pièce de six leva le doigt vers la tête de mât : le guidon, comme parcouru d’un long spasme, semblait reprendre vie.

Comme un long rideau, la brume de mer commença lentement à s’écarter et à se déchirer, avant de s’évaporer au-dessus de la terre, dévoilant d’interminables plages de sable, la jungle épaisse et enfin des collines dominant à l’arrière.

Herrick baissa sa longue-vue et s’exclama :

— Et c’est ça le comptoir, commandant ?

Bolitho ne décollait pas l’œil de sa lorgnette, car il n’osait regarder le visage de Conway. Ce qu’il avait d’abord pris pour un tas de troncs ébranchés avait maintenant une autre forme : une longue palissade hérissée, soutenue à intervalles réguliers par des casemates en bois, trapues. Comme le brouillard se dissipait, il aperçut ce qui devait être la résidence du gouverneur ; de toutes les constructions en vue, c’était la plus grande. Comme les autres, elle était entièrement bâtie en bois, avec deux remparts, un supérieur et un inférieur, et au centre, une tour de guet malingre, surmontée du pavillon espagnol qui se déployait à la brise de mer.

— Par le ciel ! lança Conway.

Il n’arrivait pas à arracher à sa gorge une autre parole.

Bolitho scrutait le fort, au loin, pour y apercevoir d’autres signes de vie que le pavillon. La construction était plutôt primitive, mais bien située et facile à défendre. Il devait y avoir des comptoirs comme celui-là un peu partout dans le monde, pensa-t-il. Mais auparavant ? Il faut bien que quelqu’un, un jour, descende d’une chaloupe pour poser le pied à terre, franchisse des marais et des jungles pour planter le drapeau, pour s’emparer du pays au nom de sa couronne. Il avait entendu parler d’îlots, dans le Pacifique, dont on prenait et reprenait régulièrement possession au nom d’une douzaine de nations, parfois dans le but sincère de coloniser, mais souvent du simple fait qu’un navire y avait relâché pour faire aiguade ou se procurer du bois de chauffage.

— Le fond à dix brasses !

Il regarda Herrick :

— Nous mouillerons par huit brasses de fond.

Il vit Allday descendre tant bien que mal de la gigue qui reposait encore sur son chantier :

— Et nous affalerons les embarcations aussi vite que possible.

Il tourna son attention vers les vaguelettes que levait la brise fraîchissante. La baie était vaste mais bien abritée. On disait que la Compagnie royale d’Espagne en avait pris possession bien des années plus tôt, presque par hasard. Elle avait d’abord eu l’intention d’établir son comptoir plus au nord, pour avoir accès au commerce avec les Philippines. Mais les fièvres, les pertes en navires et en ressources l’avaient amenée là. Il était facile de comprendre pourquoi les Espagnols avaient perdu tout intérêt pour cet endroit, et plus facile encore de saisir à quel point il pouvait être important pour les Britanniques. Guère éloigné des Indes, à portée des vastes ressources, à peine exploitées, des mers de Chine, il pouvait constituer une escale vitale, à condition d’y mettre le temps et les compétences requises. Une fois les Français et les Espagnols hors de la région, la seule concurrence à redouter était celle de la Compagnie hollandaise des Indes orientales. Bolitho regarda un instant les traits fermés de Conway. Était-ce bien là l’homme de la situation, se demanda-t-il, l’homme qui allait faire démarrer le comptoir ?

Les soldats ont souvent du mal à voir plus loin que la stratégie et la tactique du moment. Et un homme aigri et désespéré du fait de ses erreurs passées serait moins enclin au compromis.

— Il y a des gens qui quittent la palissade, commandant !

Bolitho leva de nouveau sa lorgnette. On voyait des soldats, dont certains portaient des mousquets tandis que d’autres claudiquaient sur le sable, descendre par groupes de deux ou trois jusqu’au rivage, vers la longue jetée de bois grossier, encore inachevée. La plupart d’entre eux avaient la peau si sombre qu’on pouvait les prendre pour des indigènes, mais leur uniforme était bel et bien espagnol.

Aucun d’eux ne leur adressait le moindre signe. Ils se tenaient simplement là, debout ou assis dans une attitude de découragement complet, observant l’approche prudente de la frégate.

Herrick dit à mi-voix :

— Dieu, on dirait des épouvantails !

— A quoi vous attendiez-vous donc, monsieur Herrick ?

Le chirurgien s’était faufilé sur la dunette, sans être vu ni entendu de quiconque ; son visage et son cou avaient la couleur de la viande de bœuf à l’étalage.

Bolitho le regarda, impassible :

— Vous vous êtes remis, on dirait, monsieur Whitmarsh ?

Le chirurgien tourna les yeux vers lui ; ils étaient injectés de sang, on les aurait dits trop chauds pour ses orbites.

— On arrive, murmura-t-il vaguement, d’après ce que je vois, commandant.

Il tendit la main pour s’appuyer à quelque chose, mais comme il n’y avait rien, il s’étala de tout son long.

— C’est toujours pareil, grommela-t-il. D’abord, ils nous demandent notre protection. Avec des navires et des hommes si nécessaire pour rendre cette protection crédible. Quand tout est sûr, les commerçants arrivent, et c’est le pavillon de la Compagnie qui régente tout.

— Et alors ? demanda froidement Bolitho.

— Cet endroit deviendra une colonie, une possession, répondit Whitmarsh en le regardant d’un œil vide. Ou encore, quand nous l’aurons nettoyé jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’une coquille vide, nous…

Il eut un haut-le-cœur.

— …nous le jetterons, tout simplement. À la poubelle !

Il semblait que Conway l’entendait parler pour la première fois :

— Descendez de cette dunette, espèce d’ivrogne !

Son visage était ravagé par le désespoir, il lui fallait donner libre cours à sa colère :

— Ou, par le ciel, vous le regretterez.

Le chirurgien se fendit d’une courbette bizarre :

— Mais je regrette, croyez-moi, je regrette infiniment, commandant, qu’ils vous aient confié cette tâche misérable.

Il vacilla en direction de Bolitho :

— Et pour ce bon commandant, qui finira par être coincé entre le marteau de la justice et l’enclume de la tyrannie, je regrette plus encore, peut-être…

Il trébucha vers l’avant et s’effondra complètement, comme un gros tas malsain et immobile.

— Le fond à huit brasses !

L’annonce du sondeur ramena Bolitho à la réalité :

— Faites-le emporter dans sa cabine, ordonna-t-il sèchement.

Quelques matelots se saisirent du chirurgien inerte et le traînèrent jusqu’à l’échelle ; il laissait derrière lui une puanteur aigre de vomi et de vin sur, l’odeur même de la déchéance.

Conway regardait encore le pont :

— Une seconde de plus et je le faisais jeter aux fers ! Non ? dit-il en regardant Bolitho.

— Il y a du vrai dans ce qu’il dit, commandant. Ce qui se cache dans l’esprit d’un homme sobre sort souvent par la bouche d’un ivrogne.

— Nous sommes suffisamment près, commandant, lança Herrick.

Bolitho se hâta jusqu’à la rambarde de dunette, heureux d’esquiver les épanchements de Conway. Il étudia la disposition du petit cap à bâbord et la grande avancée à l’est sur l’autre bord, laquelle prenait déjà une teinte d’un vert délicat au soleil matinal.

— Signalez notre intention à la Rosalind, puis virez lof pour lof, je vous prie.

Il attendit que les matelots qui s’occupaient de l’ancre se fussent regroupés au-dessus du bossoir. Puis il ajouta :

— Dites à Davy de veiller à ce que nos hommes restent ensemble quand ils seront à terre. Je ne veux pas de la peste à bord de l’Undine.

— Vous pensez qu’il y a des fièvres ici, commandant ?

Un instant, Bolitho put lire la peur dans les yeux de Herrick. Comme beaucoup de marins, il était prêt à affronter le sang et les bordées, de même que la discipline rigoureuse qui guidait sa vie quotidienne, mais l’inconnu, la peur de la peste qui peut anéantir tout un équipage, transformer un navire en une tombe flottante, tout cela le plongeait dans l’effroi.

— C’est ce dont nous allons nous rendre compte.

— La Rosalind a aperçu notre message, commandant !

Keen semblait aussi insouciant qu’à l’accoutumée. Armitage lui-même avait l’air de regarder la terre avec une sorte d’espoir.

— Envoyez !

— A border les bras !

Bolitho vit le timonier renverser la barre et se rangea à côté de Conway pour éviter la ruée des matelots qui traversaient la dunette comme la frégate venait lentement dans le vent.

— Vous avez l’intention d’attendre don Puigserver, commandant ?

Conway le regarda, un nerf palpitait dans sa gorge ; l’ancre plongea dans l’eau claire, soulevant une puissante gerbe d’éclaboussures.

— Je pense, oui.

Il regarda en direction du brick, qui rappelait déjà en douceur sur son câble.

— J’aimerais que vous veniez avec moi.

— Ce sera un honneur pour moi, commandant.

— Vous croyez ?

Conway retira son bicorne galonné et passa sa paume sur ses cheveux gris. Il avait un sourire amer :

— Nous verrons.

Noddall se présenta sur la dunette avec le sabre de Bolitho, mais s’arrêta net quand Allday lui lança :

— Hé, là ! Donne-moi ça !

Allday se hâta vers Bolitho. Il ferma soigneusement la boucle du fourreau et murmura :

— Voilà qui est parfait.

Puis il se redressa et observa les embarcations que l’on était en train de hisser au-dessus des bastingages.

— Nous avons fait du chemin ensemble, commandant.

Il tourna les yeux vers les embarcations que le brick mettait à l’eau :

— L’endroit ne m’a pas l’air très réjouissant.

Bolitho ne l’entendait pas. Il regardait les fusiliers marins se réunir à la coupée et descendre dans les embarcations instables ; leurs habits étaient plus rouges que jamais ; comme toujours leurs bottes brillantes glissaient et cliquetaient. Le capitaine Bellairs les détaillait de la tête aux pieds, surtout le jeune chargé de transporter dans un étui le pavillon que l’on planterait bientôt sur un sol étranger.

Comme tant d’officiers de marine, Bolitho avait souvent rêvé d’un moment pareil, mais il s’était toujours représenté la scène comme quelque chose de grandiose et de fastueux : d’interminables colonnes de soldats, des orchestres entraînants, une foule en liesse et, à l’arrière-plan, des navires superbes mouillés en toute sécurité.

Il voyait à présent les choses d’un œil neuf : il ne s’agissait que d’un commencement, modeste pour l’instant, mais spectaculaire par le potentiel qu’il recelait.

— Bien, dit Conway, nous devrions nous mettre en route. Je vois que l’Espagnol ne nous a pas attendus.

En effet, les embarcations du brick faisaient déjà force de rames en direction de la terre : l’une arborait le pavillon espagnol, l’autre celui de la Compagnie.

Bolitho fut soulagé de voir que Viola Raymond était restée à bord de la Rosalind. Conway le suivit dans la gigue et ils se mirent en route en direction de la plage la plus proche, tandis que les autres embarcations, armées et surchargées, se déployaient en éventail de chaque bord.

Bolitho sentit l’odeur de la jungle bien avant d’être arrivé à portée de voix des gens massés au bord du ressac écumant ; c’était une odeur entêtante et capiteuse comme celle de l’encens. Il empoigna d’une main plus ferme la garde de son sabre et tenta de se ressaisir. Il vivait des instants dont il essaierait de se souvenir toute sa vie.

D’un regard rapide, il tenta de lire un signe sur le visage de Conway, une expression quelconque, mais l’amiral gardait l’air absent, triste et sombre.

Le nouveau gouverneur de Teluk Pendang était arrivé.

 

Le lieutenant Thomas Herrick fit quelques pas en travers de la dunette. Il bouillait d’impatience, les yeux sur les fusiliers marins de Bellairs et sur les quelques matelots qui se tenaient au pied de la palissade la plus proche. Il était midi passé de quelques minutes, le soleil écrasait les navires à l’ancre avec une ardeur sauvage. La plupart des matelots désœuvrés s’abritaient près des canons, sous les passavants, mais Herrick n’arrivait pas à quitter la dunette ; pourtant, il était en nage ; sa chemise lui collait à la peau comme un chiffon trempé.

Ayant évité sur son ancre, l’Undine présentait maintenant son arrière face à la longue plage pâle ; grâce à la visibilité, maintenant parfaite, il était facile de découvrir toute l’étendue du nouveau territoire administré par Conway. Les bâtiments étaient plus vastes qu’il ne l’avait imaginé au premier coup d’œil ; ils avaient à l’évidence été conçus et construits par un ingénieur militaire. Même la jetée inachevée semblait solide et robuste, mais à l’instar de toutes les autres constructions, elle souffrait d’un grave manque d’entretien.

Toujours faisant les cent pas sur la dunette, Herrick jeta un coup d’œil au-dessus du couronnement : Bolitho longeait avec quelques hommes les remparts de bois et explorait le terrain situé entre les deux palissades qui protégeaient les approches du fort et des autres constructions. Les embarcations, que l’on avait tirées sur la plage comme des poissons morts, n’avaient pas bougé depuis le débarquement quatre heures plus tôt. Herrick avait observé quelques fusiliers marins traînant les couleuvrines en direction du fort ; d’autres, houspillés par le monumental sergent Coaker, avaient pris position sur les remparts ou patrouillaient à présent autour de la jetée. La poignée de soldats espagnols s’était retirée dans le fort et aucune trace n’indiquait sur quel ennemi ou sur quelle cible, la garnison avait ouvert le feu.

Il se retourna en entendant des pas lourds résonner sur les bordés de pont secs comme de l’amadou ; Soames, qui mastiquait, s’abritait les yeux d’une main, tenant de l’autre un biscuit de mer.

— Rien de neuf encore, Monsieur ?

Sans enthousiasme, Soames scrutait le comptoir dans le lointain.

— Drôle d’endroit pour finir ses jours, vous ne trouvez pas ?

Herrick était inquiet. Depuis le temps que les autres étaient partis, il aurait dû se passer quelque chose. En principe, il y avait trois cents soldats espagnols dans le comptoir, sans compter les surnuméraires et Dieu sait combien d’indigènes. Or, il n’en avait aperçu pratiquement aucun. La même idée l’obsédait : et si c’était la peste ? Ou pire encore ?

— On dirait, répondit-il, qu’ils inspectent les défenses intérieures. Je ne suis pas surpris que les Espagnols cherchent à se débarrasser de cet endroit. À le voir, continua-t-il en frissonnant, on dirait que la jungle est en train de tout repousser à la mer.

Soames haussa les épaules et désigna de son biscuit entamé le pont de batterie :

— Dois-je renvoyer les servants des pièces ? Je n’ai pas l’impression que ça va remuer beaucoup.

— Non. Nous n’avons que cinq pièces en batterie. Faites relever les servants et envoyez les autres se reposer en bas.

Il fut soulagé de voir que Soames s’éloignait. Il avait besoin de se concentrer, de se décider pour une conduite à tenir s’il était soudain contraint à l’action, sans Bolitho à bord. La dernière fois, c’était différent : une sorte de témérité sauvage s’était emparée de lui, déclenchée comme d’habitude par la nécessité de voler au secours de Bolitho, de la seule façon qui lui fût familière.

Mais là, pas de sauvages vociférants, pas de pirogues rapides que l’on éparpille en quelques décharges de mitraille. Il n’y avait que le silence, et une immobilité déprimante.

L’aspirant Penn lança un cri de sa voix aiguë :

— Ils lancent une embarcation, Monsieur !

Herrick ressentit un coup au cœur en voyant une silhouette lointaine pousser dans les rouleaux la gigue verte de l’Undine. Bolitho, qui descendait la plage à grands pas, s’arrêta un instant pour dire quelques mots à Davy avant d’enjamber le plat-bord.

Enfin ! On allait bientôt savoir ce qui se passait ! Ces quatre heures avaient paru une éternité à Herrick.

— Rassemblez la garde d’honneur. Le commandant revient à bord !

Bolitho avait l’air fatigué et pensif en escaladant l’échelle de coupée ; son habit était couvert de sable poussiéreux, et son visage ruisselait de sueur. Il regarda la garde d’honneur mais sembla ne pas la voir.

— Envoyez à terre le chirurgien et ses aides, dit-il, qu’ils se mettent à la disposition de M. Davy. Quand les autres embarcations reviendront, vous enverrez de la poudre et des munitions ; des aliments et des fruits frais, aussi.

Il regarda le brick à l’ancre, vers lequel se dirigeait une autre embarcation :

— J’ai demandé à la Rosalind de nous aider dans toute la mesure du possible.

Son regard rencontra le visage rond de Herrick et il sourit pour la première fois :

— Calmez-vous, Thomas. Ce n’est pas la fin du monde. Mais on n’en est pas passé loin. Venez dans ma cabine quand vous aurez exécuté mes ordres. Allday a dressé une liste de ce dont nous avons besoin.

Quand Herrick rejoignit enfin Bolitho dans la cabine arrière, il le trouva torse nu, en train de boire une grande chope de jus de citron.

— Asseyez-vous, Thomas.

Herrick s’assit ; Bolitho semblait en pleine possession de son sang-froid et de ses moyens, mais quelque chose que Herrick connaissait bien lui disait que son commandant réfléchissait à tout autre chose.

— A la fin de la guerre, il y avait ici une garnison de trois cents hommes environ.

Il commença à lui brosser une description, celle-là même qu’on lui avait faite :

— Le commandant de la place s’appelait le colonel don José Pastor ; c’était l’homme de confiance du roi d’Espagne, un excellent soldat à tous égards, et rompu à la construction de ce genre de comptoir. Il a gagné la confiance des indigènes et, par le troc et autres moyens – y compris l’usage de la force, suivant l’habitude espagnole – il a réussi à créer une puissante ligne de défense, et à défricher une grande surface du terrain adjacent. Il existait même une sorte de route, à présent envahie par la végétation. Tout est revenu à l’état sauvage.

— La fièvre ? hasarda Herrick.

— Oui, bien sûr, mais pas plus que ce à quoi l’on pourrait s’attendre dans un endroit comme celui-ci.

Il observa Herrick pendant quelques secondes ; les reflets de la lumière dans l’eau donnaient à ses yeux une teinte grise.

— Le comptoir a été soumis depuis plus d’un an à des attaques incessantes. D’abord, ils ont pensé à des tribus en maraude, peut-être à des pirates Dyaks qui commençaient à se fatiguer de l’influence espagnole. Le colonel Pastor avait installé une mission catholique au-dessus du comptoir. On a retrouvé les moines décapités et abominablement mutilés.

Il ne vit pas l’expression d’horreur qui s’était peinte sur le visage de Herrick.

— D’autres ont péri quand les réservoirs d’eau douce ont été empoisonnés. La garnison a dû se contenter de la petite source qui coule à l’intérieur de l’enceinte. Sans cette source, il y a beau temps qu’il n’y aurait plus de combats ici. Pensez un peu, Thomas, si vous aviez été officier là-dedans. Essayer de garder le moral, combattre un ennemi invisible, et vos forces qui s’évaporent de jour en jour. Chaque matin, vous scrutez l’horizon, implorant l’arrivée d’un navire, de n’importe quel vaisseau qui puisse apporter des secours. Pendant tout ce temps, ils n’en ont vu se présenter qu’un seul, mais personne n’a été envoyé à terre : à bord, on avait peur de la peste. Les nouveaux venus se sont contentés de larguer leurs dépêches et de repartir. Dieu sait que je les comprends. À présent, les survivants de la garnison ressemblent à des squelettes vivants.

Il regarda une embarcation s’écarter de la frégate :

— Espérons que notre chirurgien trouvera des gens à secourir, il se laissera moins ronger par ses angoisses personnelles.

— Que va faire l’amiral Conway, commandant ? demanda doucement Herrick.

Bolitho ferma les yeux, songeant à la petite réunion qui s’était tenue dans la chambre haute du fort en bois ; il pouvait encore entendre la voix émue de Puigserver traduisant le rapport du dernier officier survivant du comptoir, le capitaine Vega.

Les attaques s’étaient multipliées ; une fois, un détachement armé était tombé dans une embuscade et les défenseurs du fort étaient devenus presque fous à cause des hurlements pitoyables de leurs camarades qu’on torturait à mort en vue des remparts.

— A l’ouest de notre position, continua Bolitho, se trouve un petit archipel, le groupe des Benua.

Herrick approuva sans comprendre :

— Oui. Nous l’avons doublé il y a vingt-quatre heures environ. Il est à cheval sur le détroit qui sépare Bornéo des îles de Sumatra et Java.

Il durcit le ton :

— Ce soi-disant prince, Muljadi, est retranché dans l’une de ces îles. Les Hollandais y avaient construit une forteresse il y a bien des années, mais ils l’ont abandonnée quand la plus grande partie de la garnison a été décimée par la maladie.

Il jeta un coup d’œil par les fenêtres d’étambot, ses yeux étaient graves :

— Mais ce n’est pas une forteresse comme celle sur laquelle va désormais régner Conway, Thomas. Celle-là est construite en pierre.

Herrick essaya de distraire Bolitho de sa sombre humeur passive et désespérée :

— Mais avec quelques navires et les hommes nécessaires, nous aurons tôt fait de nous débarrasser de ce maudit Muljadi, n’est-ce pas ?

— Un jour peut-être.

Après l’avoir vidé, Bolitho considéra son verre.

— Ce matin, il y a eu ici une dernière tentative pour venir à bout des défenses. Je pense que les assaillants ont vu l’Undine franchir le détroit hier ; ils savaient qu’il ne leur restait guère de temps. À présent, ils se sont retirés dans la jungle. Le capitaine Vega, de la garnison, dit qu’ils faisaient de l’ouest, en direction d’une région marécageuse où ils seront recueillis pour être transportés par voie de mer jusqu’à la forteresse de Muljadi.

Il eut un long soupir :

— De tous les hommes du comptoir, il ne reste plus que cinquante survivants. La garnison a été complètement décimée par les fléchettes empoisonnées, les balles de mousquet – oui, ils en ont – et les fièvres. Il y a même eu une mutinerie, Vega et ses hommes se sont affrontés à leurs auxiliaires indigènes dont la plupart, rendus fous par la boisson et le désespoir, ne savaient plus où ils en étaient.

— Et le colonel Pastor, commandant ? demanda Herrick en le fixant. A-t-il aussi été tué ?

Bolitho s’assit et commença à masser la cicatrice blanche sur ses côtes.

— J’y viens. Il y a quelques semaines, un navire est enfin arrivé. Mais ce n’était pas pour apporter des secours ou pour emmener ces gens ailleurs dans ce vaste monde. Il s’agissait de l’Argus, Thomas.

Il se tourna vivement, laissa tomber la lassitude de ses épaules comme un manteau :

— Quarante-quatre canons, sous le commandement du capitaine Le Chaumareys. Il est descendu à terre en personne pour rencontrer le colonel don Pastor. Il apportait un message personnel de Muljadi.

Bolitho empoigna son bureau à deux mains :

— Et il lui a demandé d’amener son pavillon et de renoncer, au nom de l’Espagne, à toute revendication sur le comptoir.

— Nom de Dieu !

— Je ne vous le fais pas dire. Il semble que le colonel lui ait dit que des renforts allaient arriver incessamment, mais Le Chaumareys lui a ri au nez, et répondu qu’il n’y aurait pas de renforts, qu’aucun navire ne viendrait à son aide.

— Dois-je reconnaître là le doigt des Français ?

— Oui, et pas le petit doigt !

Son visage s’éclaira.

— Vous ne comprenez donc pas, Thomas ? Le Chaumareys avait reçu ordre de contraindre les Espagnols à renoncer à leurs droits sur ce comptoir. Il était mieux placé que quiconque pour savoir que le Nervion ou l’Undine, ou les deux, seraient retardés par tous les moyens possibles. Une fois le comptoir remis à Muljadi avec l’accord écrit de Pastor, qui est après tout le représentant local du roi, il ne nous aurait plus été possible, ni à nous, ni à personne d’autre, de faire grand-chose. Aucun doute que Le Chaumareys avait d’autres ordres pour reconnaître la souveraineté de Muljadi au nom de la France et pour lui offrir tout ce dont il pourrait avoir besoin pour sceller cette alliance.

Il jeta un coup d’œil à la plage, où les matelots déchargeaient deux embarcations :

— Mais nous voilà, Thomas. Trop tard pour rencontrer le colonel Pastor : il est parti à bord de l’Argus pour parlementer au nom de ses hommes avec Muljadi. Je le plains, même si j’admire son courage.

Herrick approuva lentement de la tête, les yeux embués de larmes :

— Et à peine était-il parti que le dernier assaut était lancé. Pas de gouverneur, peu de défenseurs. Les morts ne parlent pas.

Herrick repensa à leur lente approche, le matin même, au brouillard, au raz de l’eau, qui déformait les échos de la canonnade. Il n’était guère étonnant que les derniers défenseurs en haillons n’eussent pas eu le cœur de les saluer à grands cris : à leurs yeux, l’Undine devait être une apparition céleste.

— Don Puigserver, continua Bolitho, est notre véritable atout. Il peut agir au nom de l’Espagne et garantir à Conway la confiance de son pays.

— Comment a-t-il réagi à ces nouvelles ?

Bolitho revoyait le visage de l’Espagnol alors qu’il écoutait Vega. L’angoisse, la honte puis la fureur s’y étaient succédé. Seule l’attitude de Conway restait plus difficile à déchiffrer. Il n’avait presque rien dit, et n’avait guère disputé avec Raymond sur la question de savoir si le Parlement le soutiendrait ou pas. Une seule chose était certaine : la situation devait être maîtrisée. Sans renforts supplémentaires, sans reconnaissance du changement de souveraineté, ici ou ailleurs. Comme Raymond l’avait expliqué plus d’une fois, les Hollandais étaient trop occupés à récupérer les pertes que leur avait causées la guerre pour se lancer dans un autre conflit. Si la France renforçait sa puissance navale dans la région, l’Espagne elle-même pourrait alors changer d’attitude quant à son alliance précaire avec la Grande-Bretagne. La guerre pouvait alors éclater de nouveau.

Ce ne fut que quand Bolitho eut fait mine de rejoindre son bord que le contre-amiral l’avait attiré dans un coin :

— La politique, lui avait-il dit avec le plus grand calme, le besoin de renforcer le commerce et la puissance coloniale sont de simples attitudes extérieures. Une seule chose est parfaitement claire à mes yeux, et elle doit l’être également aux vôtres, Bolitho.

Le contre-amiral avait soutenu son regard, épiant sa réaction avant d’ajouter :

— Tout puzzle a sa solution. Celui-ci a deux pièces maîtresses : l’Undine et l’Argus. Les gouvernements essaieront peut-être de jeter plus d’atouts dans la balance par la suite, mais alors il sera trop tard pour nous tous. Si l’Undine se perd, nous nous perdons avec elle. Soyez certain que Le Chaumareys en est parfaitement conscient !

Quand Bolitho avait essayé de lui poser de nouvelles questions, il avait conclu :

— C’est un excellent officier, ne vous y trompez pas. Nos escadres n’ont pas manqué de raisons de le maudire pendant la guerre. La France a cédé à Muljadi son meilleur officier et j’espère que l’Angleterre en a fait de même pour moi !

Bolitho avait mis à nu ses pensées sans trop réfléchir, mais Herrick s’exclama :

— Il ne s’agit pas de guerre, commandant ! Jamais les Français ne croiseront le fer avec vous ; ils auraient trop peur d’en déclencher une !

Bolitho le regarda, il était heureux de sa présence :

— Le Chaumareys doit avoir des lettres de marque. Ce n’est pas un imbécile. Quand il mettra en batterie ses quarante-quatre canons, ce sera le pavillon de Muljadi qui flottera à sa corne d’artimon et non pas la fleur de lys*.

Il se leva et déambula quelques instants dans la cabine :

— Mais derrière chaque culasse, vous trouverez des servants expérimentés, la crème de leur marine. Tandis que nous…

Il se tourna à demi ; il avait de nouveau l’air épuisé.

— Mais en voilà assez ! On ne perd ni on ne gagne des batailles en rêvant les yeux ouverts.

Herrick approuva de la tête :

— Et maintenant, commandant, qu’est-ce qu’on fait ?

Bolitho fit passer sa chemise au-dessus de sa tête, la même chemise tachée qu’il portait depuis longtemps.

— Nous lèverons l’ancre dès que la marée le permettra ; si Muljadi a des navires dans la région, nous devons chercher le contact, et lui montrer que nous entendons poursuivre ce que nous avons commencé.

Il entraîna Herrick près des fenêtres d’étambot, tandis qu’un clairon égrenait ses tristes notes sur les eaux miroitantes. Au-dessus du fort, flottait à présent le nouveau pavillon de Conway ; à son pied, un petit groupe de fusiliers marins brillaient comme de minuscules insectes rouges.

— Vous voyez, Thomas, il n’y a pas de retraite possible. Ni pour Conway, ni pour aucun d’entre nous.

Herrick considéra la scène d’un air dubitatif :

— Mieux vaut attendre le Bedford, je pense. Avec les troupes et l’artillerie supplémentaire qu’il transporte, nous aurons de meilleures chances.

— Voilà bien ce que doit penser Le Chaumareys.

Bolitho eut soudain un sourire fort juvénile :

— Tout au moins, j’espère qu’il en est ainsi !

Herrick tendit la main vers son chapeau, heureux d’occuper son esprit à quelque chose et d’écarter les appréhensions que les nouvelles contées par Bolitho lui causaient.

— Allons-nous laisser sur place Bellairs et ses fusiliers marins ?

— La moitié. Il y a beaucoup à faire. Avec tous ces cadavres sans sépulture, cet endroit ressemble à un tas de fumier. Les défenses sont solides, mais il faut des hommes sains pour les patrouiller. La Rosalind restera également sous la protection de la batterie, telle quelle. Je pense que son capitaine a hâte de quitter les lieux, mais Conway n’aura aucun mal à le faire obtempérer.

Herrick marcha vers la porte pour se retirer :

— Je m’étais attendu à tout autre chose, commandant.

— Moi aussi, mais quoi qu’il en soit, nous avons un devoir à accomplir. S’il faut se débarrasser de la menace que représente Muljadi, alors considérons-le comme un vulgaire pirate.

Il lissa des mains le dessus de son bureau :

— Argus ou pas !

Herrick quitta la cabine en hâte, ses pensées menant dans son esprit une course échevelée. Il trouva Mudge dans le carré des officiers, regardant sombrement une assiettée de bœuf salé.

— Alors, on repart, monsieur Herrick ? demanda le quartier-maître.

Herrick sourit : les nouvelles allaient vite à bord d’un petit navire :

— Oui, l’Argus n’est pas loin, on dirait. Mais en tant que flibustier, et non pas officiellement au nom de la France.

Mudge bâilla. Il n’avait pas l’air très ému :

— Rien de nouveau. On a fait la même chose, dans le temps, avec la Compagnie des Indes. Rien ne vaut quelques bouches à feu pour faire pencher du bon côté un rajah indécis quand la force s’impose.

Herrick le regarda et lâcha un soupir :

— Alors, les Français vont appuyer un soulèvement armé pendant que nous défendrons la liberté de commerce ! Et les hommes, dans tout cela, monsieur Mudge ?

Le quartier-maître repoussa son assiette avec dégoût :

— Ne leur demandez pas leur avis ! se contenta-t-il de répondre.

 

Capitaine de sa Majesté
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